bienvenue à tous,

Il me revient un vers de Renée Vivien ( ma poétesse favorite ),
« Quelqu’un
Dans l’avenir
Se souviendra
De nous… »
Cette strophe résume aisément le sujet d’ « histoirecenthistoires ».
L’intérêt porté, par nos contemporains, aux vedettes actuelles occulte
bien souvent le souvenir des célébrités d’autrefois.
Tranquillement, peu à peu, le temps et les hommes ont effacé leurs empreintes de nos mémoires.
Retrouver leurs traces, se souvenir d’elles, est la pensée de ce blog.
J’affectionne aller reconnaître les catacombes du passé, où dorment ces héroïnes et ces héros.
J’aime questionner les ruines des lieux où leurs cœurs battirent. Je m’émerveille de voir ces endroits abandonnés, pourtant magiques, se ranimer, au premier accent du rêve, et retrouver tout leur éclat ancien.
Je vous invite à partager avec moi, ces rêves, ces enchantements, par des textes, de la poésie, des images et des récits de voyages.
C’est à une « odyssée » que je vous convie.
Embarquons alors et voguons !
J .D.

lundi 18 juillet 2011

Vacances majorquines - 3e partie

Le 17 janvier, ils eurent l’heureuse surprise de recevoir une visite.  Un grand voyageur, Charles Dembowski, leur apportait du courrier et des nouvelles de la France.

« …j’étais porteur d’un paquet de lettres et de journaux pour George Sand…empressé de remplir ma commission auprès de l’intéressante ermite qui me reçut avec cette courtoisie et cette charmante simplicité de manières que vous connaissez…le soir j’étais de retour dans le cabaret où l’on dansait encore.  Au nombre des spectateurs se trouvait l’alcade et le curé de l’endroit, qui étaient déjà instruits de ma visite aux solitaires de la chartreuse.  Vous ne sauriez vous figurer combien ces braves gens étaient froissés de ce George Sand n’avait pas daigné assister à la cérémonie du matin.  Le curé surtout qui avait prodigué l’eau bénite en était mortifié… Pour le coup cette dame française doit être une femme d’un genre tout à fait à part ! figurez-vous qu’elle ne parle à âme qui vive, ne sort jamais de la chartreuse, et ne se montre jamais à l’église, pas même les dimanches, accumulant ainsi sur son âme Dieu sait combien de péchés mortels.  Je tiens en outre de l’apothicaire qui demeure aussi dans la chartreuse, que la senora fabrique des cigarettes comme personne, prend du café à tout moment, dort pendant le jour, et ne fait qu’écrire et fumer pendant la nuit.  De grâce, mon cher Monsieur, vous qui la connaissez, dites-nous ce qu’elle est venue faire ici dans le cœur de l’hiver… »

« moi, je passe pour vouée au diable, parce que je ne vais pas à la messe, ni au bal, et que je vis seule au fond de la montagne enseignant à mes enfants la Clé des participes et autres gracieusetés…et selon ma coutume, je passe la moitié de la nuit à travailler pour mon compte… »

A Paris, la discrète escapade sentimentale de Majorque était devenue un secret de Polichinelle.  L’échappée amoureuse des Baléares amusait le monde.

« Madame Sand est à Palma, dans les Baléares…Elle est avec le pianiste polonais Chopin qui règne… » (Sainte-Beuve)

A Majorque, les événements se précipitaient, les habitants s’unissaient contre les étrangers de la chartreuse.  Le conflit entre la romancière et la population se radicalisait.  Pour cette population, elle était une femme qui signait ses livres d’un nom d’homme, qui fumait le cigare. Cette femme habillait sa fille comme un garçon. Une pécheresse vivant en concubinage et cela devant deux enfants.  Situation impudique, coupable et scandaleuse.  En plus son amant était phtisique.  Ils niaient aussi le Seigneur.  Six dimanches qu’ils vivaient là et pas une seule fois, on ne les avait vu assister à la messe. Et enfin, outrageant toute la communauté, ils avaient osé mépriser la fête du village.  L’offense faite à Dieu et aux villageois était impardonnable.  Les étrangers de la chartreuse n’étaient que des mécréants, déclarèrent-ils.  On devait les traiter comme tels.  La damnation les attendait.  En enfer ! En enfer, les étrangers ! criait cette multitude.

« le paysan majorquin…n’est guère plus homme que les êtres endormis dans l’innocence de la brute.  Il récite des prières, il est superstitieux comme un sauvage ; mais il mangerait son semblable sans plus de remords, si c’était l’usage de son paysil trompe, ment, rançonne, insulte et pille, sans le moindre embarras de conscience.  Un étranger n’est pas un homme pour lui.  Jamais il ne dérobera une olive à son compatriote ; au-delà des mers l’humanité n’existe dans les desseins de Dieu que pour apporter de petits profits aux Majorquins…nous eussions pu vivre cependant en bonne intelligence avec ces braves gens, si nous eussions fait acte de présence à leur église.  Ils ne nous eussent pas moins rançonnés en toute occasion…l’alcade nous signalait à la désapprobation de ses administrés, je ne sais pas si le curé ne nous prenait point pour texte de ses sermons.  La blouse et le pantalon de ma fille les scandalisaient beaucoup aussi.  Ils trouvaient fort mauvais qu’une jeune personne de neuf ans courût la montagne déguisée en homme… »

Bien décidés de se débarrasser de ces impies, les Majorquins les affamèrent.

« ils eurent alors un moyen de venger la gloire de Dieu qui n’était pas chrétien du tout.  Ils se liguèrent entre eux pour ne nous vendre leur poisson, leurs œufs et leurs légumes à des prix exorbitants.  Il ne nous fut permis d’invoquer aucun tarif, aucun usage.  A la moindre observation : Vous n’en voulez pas ? disait le pagès d’un air de grand d’Espagne, en remettant ses oignons ou ses pommes de terre dans sa besace ; vous n’en aurez pas. Et il se retirait majestueusement, sans qu’il fut possible de le faire revenir pour entrer en composition.  Il nous faisait jeûner pour nous punir d’avoir marchandé…il nous fallait jeûner en effet ; point de concurrence ni de rabais entre les vendeurs.  Celui qui venait le second demandait le double, et le troisième le triple…nous eûmes souvent du pain comme du biscuit de mer et de véritables dîners de chartreux… »

Conséquences de l’humidité de So’n Vent et de l’air saturé d’eau de Valdemosa, George souffrit de graves crises de rhumatisme.  Elle s’alita. Ces crises, ajoutées aux soucis causés par Chopin, à l’hostilité des villageois, à la pluie et à la faim, aggravèrent encore leur situation.  Pourtant George faisait encore contre mauvaise fortune bon cœur.  Elle gardait sa bonne humeur.
Mais il n’en était pas de même de Chopin.  Il devenait chaque jour plus étrange, plus sombre et plus irritable.

« ...notre existence eût été fort agréable dans cette solitude romantique, en dépit de la sauvagerie du pays et de la chiperie des habitants, si le triste spectacle des souffrances de notre compagnon…ne m’eussent ôté forcément tout le plaisir et tout le bénéfice du voyage…il se démoralisa d’une manière complète.  Supportant la souffrance avec assez de courage, il ne pouvait vaincre l’inquiétude de son imagination…avec le sentiment exagéré des détails, l’horreur de la misère et les besoins d’un être raffiné, il prit naturellement Majorque en horreur… »

Pour tenter de lutter contre le dépérissement et soigner son ami, George acheta une chèvre. Elle espérait que son lait ferait merveille.

« …nous nous procurâmes une chèvre…nous lui donnâmes pour compagne une grosse brebis…mais à elles deux, et quoique bien nourries, elles nous fournissaient une si petite quantité de lait, que nous nous méfiâmes des fréquentes visites que la Maria-Antonia, la Nina et la Catalina rendaient à notre bétail.  Nous le mîmes sous clef dans une petite cour au pied du clocher, et nous eûmes soin de traire nous-même. Ce lait des plus légers, mêlé à du lait d’amandes que nous pilions …faisait une tisane assez saine et assez agréable…un jour nous nous crûmes sauvés, parce que nous aperçûmes des violettes dans le jardin d’un riche fermier.  Il nous permit d’en cueillir de quoi faire une infusion, et quand nous eûmes fait notre petit paquet, il nous fit payer à raison d’un sou par violette : un sou majorquin, qui vaut trois sous de France… »

Malgré une gaieté apparente, tout le monde était fatigué de ce séjour. 
Qu’espérait-on?  La fin de l’hiver, le retour du soleil, l’amélioration de la santé de Chopin…George elle-même se décourageait.  

« Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert ; et quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant la guerre aux singes, nous asseyions en famille pour en rire autour du poêle.  Mais à mesure que l’hiver avançait, la tristesse paralysait dans mon sein les efforts de gaieté et de sérénité.  L’état de notre malade empirait toujours…nous sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute sympathie efficace.  La mort semblait planer sur nos têtes pour s’emparer de l’un d’entre nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie.  Il n’y avait pas une seule créature humaine à notre portée qui n’eût voulu au contraire le pousser vers la tombe pour en finir au plus vite avec le prétendu danger de son voisinage.  Cette pensée d’hostilité était affreusement triste…»

Maria-Antonia y allait aussi de sa compassion.

« …la situation était effrayante ; il y avait des jours où je perdais l’espoir et le courage.  Pour nous consoler, la Maria-Antonia et ses habitués du village répétaient en chœur autour de nous les discours les plus édifiants sur la vie future.  « ce phtisique, disaient-ils, va aller en enfer, d’abord parce qu’il est phtisique, ensuite parce qu’il ne se confesse pas.  S’il en est ainsi, quand il sera mort, nous ne l’enterrerons pas en terre sainte, et comme personne ne voudra lui donner la sépulture, ses amis s’arrangeront comme ils pourront.  Il faudra voir comment ils se tireront de là : pour moi, je ne m’en mêlerai pas. – Ni moi -Ni moi ; et amen !. »

L’écoeurement s’empara de George.  Ah ! partir, partir, tout de suite et loin, très loin de ces gens hostiles, de leurs bassesses, de leur égoïsme.  Emmener ses enfants et son pauvre Chopin mourant.  Rentrer chez soi !

Enfin, le soleil revint. Autant que, pour célébrer ce retour que pour satisfaire une soif irrésistible d’évasion, George entraîna ses enfants dans une longue et dernière promenade au bord de la mer.

« Les pluies avaient enfin cessé, et le printemps se faisait tout à coup.  Nous étions au mois de février ; tous les amandiers étaient en fleurs et les prés se remplissaient de jonquilles embaumées…un jour que notre malade était assez bien pour rester seul deux ou trois heures, nous nous mîmes enfin en route, mes enfants et moi pour voir la grève… »

Après s’être rassasiée du spectacle de la mer, de grand air et de soleil, George retrouva à la chartreuse tous les soucis qu’elle y avait laissés.  Chopin était devenu si faible et si irritable qu’elle ne savait vraiment plus que faire ni que dire.  L’exaspération l’envahit à son tour.  Dans ces conditions, il valait mieux partir, et sans attendre.

Mais comment transporter le malade jusqu’à Palma ?  On ne pouvait envisager , pour lui, de voyager dans l’un de ces épouvantable birlochos.  Elle songea à solliciter quelques relations majorquines.

« Les personnes du pays, ont presque toutes une sorte de voiture, et les nobles ont des carrosses du temps de Louis XIV, à boîte évasée, quelques-uns à huit places, et dont les roues énormes bravent tous les obstacles »

Mais le spectre de la contagion de la phtisie de Chopin étouffa toute humanité dans les cœurs.

« Nous demandâmes un seul, un premier, un dernier service !  une voiture pour le transporter à Palma…Ce service nous fut refusé…Il nous fallut faire trois lieues dans des chemins perdus en birlochos, c’est-à-dire en brouette ! »

Le 11 février 1839, ils quittèrent Valdemosa.

«Notre séjour à la Chartreuse de Valdemosa fut donc un supplice pour lui et un tourment pour moi. ».  Ils y avaient vécu cinquante huit jours.

Le trajet dura trois longues heures.   Secoués et ballottés, ils crurent à chaque instant que l’infortuné Chopin allait rendre l’âme.

Ils arrivèrent vers midi à Palma.  Mais les problèmes pour autant, n’étaient pas finis.  Le piano de Chopin source de tant de soucis fut la cause d’un nouveau tracas.  Pour laisser entrer l’instrument dans la ville, les douaniers exigeaient à nouveau, le paiement d’un droit exorbitant.  En vain, George argumenta.  Les douaniers se montrèrent inflexibles.  Que faire ?  Elle était presque à court d’argent et les frais de la longue route du retour ne lui permettaient d’acquitter la taxe exigée.  On déchargea donc le piano, qui resta sous douane.  Une fois de plus, le bon Fleury vint à l’aide.  Il proposa à George de vendre le piano. Mais, aucun particulier ne voulut, du piano touché par un poitrinaire, personne ne voulait s’exposer à mourir dans l’année.  Finalement, le banquier Bazile Canut achetât le piano de Chopin et vendit le sien.  Le piano rapidement dédouané, moyennant quelques « étrennes » aux inflexibles douaniers, fut porté chez le banquier.  George, délivrée de ce poids, était heureuse.  Elle quitta Majorque à bord du même bateau qui l’avait conduite trois mois auparavant dans cette île.  En franchissant la passerelle, il lui sembla que leur tourment allait prendre fin.  Malgré les inquiétudes, les déceptions, les rancoeurs, l’argent dépensé, la pensée de quitter enfin cette terre sauvage les rendit joyeux.  Mais les difficultés les poursuivaient.  Le capitaine voyant l’affreuse mine de Chopin, fit des complications pour l’admettre.  George n’était plus d’humeur à se laisser faire.  Connaissant les Majorquins, elle comprit que c’était encore une question d’argent.  Elle paya le double du prix du passage pour Chopin.  Aussitôt, le capitaine « s’humanisa ».  Ils eurent la permission de monter à bord du bateau.  Le voyage jusqu’à Barcelone fut épouvantable.  Outre les passagers, le bateau transportait des porcs.  L’odeur des cochons embarqués ajoutée à la chaleur rendaient l’air irrespirable à bord.  Dans l’étroite cabine surchauffée, Chopin suffoquait.  A peine arrivée à Barcelone, George quitta, au plus vite, le malodorant bateau pour monter dans un navire de la marine française.

«  En mettant le pied sur ce beau brick de guerre, tenu avec la propreté et l’élégance d’un salon, en nous voyant entourés de figures intelligentes et affables, en recevant les soins généreux et empressés du commandant, du médecin, des officiers et de tout l’équipage…nous sautâmes de joie sur le pont en criant du fond de l’âme : « Vive la France ! »  Il nous semblait avoir fait le tour du monde et quitter les sauvages…pour le monde civilisé. »

Ainsi finit le « fiasco » des vacances majorquines de George Sand et de Frédéric Chopin.  George Sand se vengea en publiant « Un hiver à Majorque ».
Les grands écrivains vous font parfois des réputations qui durent…

De nos jours, à la chartreuse, on  honore Chopin et son piano.  

« …c’est là qu’il a composé les plus belles de ces courtes pages qu’il intitulait modestement des préludes.  Ce sont des chefs-d’œuvre… »

Quant à George Sand, elle est moins célébrée…










lundi 11 juillet 2011

Vacances majorquines - 2e partie

Valdemosa.

« Nous partîmes pour Valdemosa, vers la mi-décembre par une matinée sereine… »

La chartreuse se composait de trois cloîtres.  Celui que devait habiter George, Chopin et les enfants se situait dans la partie la plus récente.
Trois pièces spacieuses composaient la cellule.  La salle du milieu était destinée à la lecture.  Celle de droite formait la chambre à coucher.  A gauche, la pièce servait d’atelier de travail et de salle à manger.  Protégée des intempéries par une voûte, la cuisine se trouvait à l’extérieur.  La cellule s’ouvrait sur un grand jardin, séparé de celui du voisin par un mur.  La cellule de Chopin était identique à celle de George.
Leur première nuit se passa au milieu des bagages.  Le lendemain, George entreprit d’aménager les deux cellules à son goût.

« Nous avions un mobilier splendide : des lits de sangles irréprochables, des matelas peu mollets, plus chers qu’à Paris, mais neufs et propres, et de ces grands et excellents couvre-pieds en indienne ouatée et piquée…Une dame française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres de plume qu’elle avait fait venir pour elle de Marseille et dont nous avions fait deux oreillers à notre malade.  C’était certes un grand luxe dans une contrée où les oies passent, pour des êtres fantastiques, et où les poulets ont des démangeaisons, même en sortant de la broche…Nous possédions plusieurs tables, plusieurs chaises de paille comme celle qu’on voit dans nos chaumières de paysans, un sofa voluptueux en bois blanc avec des coussins de toile…Comme chez les Africains et les Orientaux, il n’y a point d’armoires dans les anciennes maisons de Majorque, et surtout dans les cellules de chartreux.  On y serre ses effets dans de grands coffres en bois blanc.  Nos malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles très élégants.  Un grand châle…devint une portière somptueuse devant l’alcôve… » 
Cellule de Chopin.

Ces premiers arrangements terminés, George se sentait à peu près chez elle.  Elle se préoccupa alors de trouver de l’aide pour Amélie.  Fatiguée par les épreuves et l’entretien de quatre personnes depuis son arrivée dans l’île, la brave femme n’en pouvait plus. Trouver des domestiques à Majorque ne s’avérait pas très difficile.

« … la seconde particularité des Majorquins est l’esprit de domesticité qui règne chez les paysans, et qui les parque par douzaines au service des riches et des noblesTout aristocrate majorquin a une suite nombreuse que son revenu suffit à peine à entretenir, quoiqu’elle ne lui procure aucun bien-être ; il est impossible d’être plus mal servi qu’on ne l’est par cette espèce de serviteurs honoraires.  Quand on se demande à quoi un riche Majorquin peut dépenser son revenu…on ne se l’explique qu’en voyant sa maison pleine de sales fainéants des deux sexes…et qui, dès qu’ils ont passé une année au service du maître, ont droit pour toute leur vie au logement, à l’habillement et à la nourriture…C’est un luxe à Majorque d’avoir quinze domestiques pour un état de maison qui en comporterait deux tout au plus.  Et quand on voit de vastes terrains en friche, l’industrie perdue, et toute idée de progrès proscrite par l’ineptie et la nonchalance, on ne sait lequel mépriser le plus, du maître qui encourage et perpétue ainsi l’abaissement moral de ses semblables, ou de l’esclave qui préfère une oisiveté dégradante au travail qui lui ferait recouvrer une indépendance conforme à la dignité humaine. »  

George ne chercha pas bien longtemps et surtout pas loin, la cellule à côté de la sienne était occupé par une vieille femme, Maria-Antonia.

« c’était une sorte de femme de charge qui était venue d’Espagne….et qui avait loué une cellule pour exploiter les hôtes passagers…elle avait coutume d’offrir ses services aux arrivants et de refuser d’un air outragé, et presque en se voilant la face, toute espèce de rétribution…Elle agissait pour l’amour de Dieu… » 

Un bien singulier apostolat.

« …aussitôt elle entrait en possession de tout votre ménage, et prélevait pour elle le plus pur de vos nippes et de votre dîner.  Je n’ai jamais vu de bouche si dévote plus friande, ni de doigts plus agiles pour puiser, sans se brûler, au fond des casseroles brûlantes, ni de gosier plus élastique pour avaler le sucre et le café de ses hôtes chéris à la dérobée, tout en fredonnant un cantique… »

A son entière disposition, Marai-Antonia persuada la romancière d’engager deux autres personnes, aussi désintéressées qu’elle-même.  Le jour d’après, arrivèrent du village, deux femmes : la Catalina et la Nina.  Ces questions réglées, George partit à la découverte du monastère et de ses hôtes.

Le monastère n’était occupé que par eux, Maria-Antonia , le sacristain et un vieux pharmacien.

« Le Pharmacien était un chartreux qui s’enfermait dans sa cellule pour reprendre sa robe jadis blanche, et réciter tout seul ses offices…quand on sonnait à sa porte…on le voyait jeter à la hâte son froc sous son lit…c’était un vieillard très méfiant…priant peut-être pour le triomphe de Don Carlos et le retour de la sainte Inquisition, sans vouloir de mal à personne…Le sacristain était un gros gars qui avait peut-être servi, la messe aux chartreux dans son enfance, et qui désormais était dépositaire des clefs du couvent.  Il y avait une histoire scandaleuse sur son compte ; il était atteint et convaincu d’avoir séduit et mis à mal une senorita qui avait passé quelques mois avec ses parents à la chartreuse, et il disait pour s’excuser, qu’il n’était chargé par l’Etat que de garder les vierges en peinture…il avait des prétentions au dandysme…il avait un pantalon européen et des bretelles…Sa sœur était la plus belle Majorquine que j’aie vue.  Ils n’habitaient pas le couvent…mais ils faisaient leur ronde chaque jour et fréquentaient la Maria-Antonia, qui les invitaient à manger notre dîner… »

Pour le ravitaillement de la petite communauté, George,  accompagnée des enfants, se rendit au village de Valdemosa.  

« …ses habitants sont pour la plupart des pêcheurs qui partent le matin pour ne rentrer que la nuit. Pendant tout le jour, le village est rempli de femmes, les plus babillardes du monde, que l’on voit sur le pas des portes, occupées à rapetasser les filets…en chantant à tue-tête… »

L’accueil des commères fut assez froid. 

« …il suffit que vous ayez l’air étranger pour qu’ils vous craignent et se détournent du chemin pour vous éviter. »

George réussit malgré tout à acheter quelques nourritures au tarif majorquin, c’est-à-dire fort élevé.
A la chartreuse, la vie s’organisait.  Redoutant les poux des Catalina et Nina, George accomplissait elle-même certaines tâches ménagères.  Ensuite, elle s’occupait de l’instruction des enfants et prodiguait ses soins à Chopin.  Le temps restant, elle le consacrait à la rédaction de la dernière partie de « Spiridon ».  Impatiemment son éditeur attendait la livraison de cette partie.  L’argent du voyage était conditionné à cet envoi.

Jardin de George Sand à Valdemosa.

« je donnais des leçons aux enfants dans la matinée, ils couraient tout le reste du jour, pendant que je travaillais ; le soir, nous courions ensemble dans les cloîtres au clair de la lune, ou nous lisions dans les cellules. »

Ils prenaient plaisirs à ces courses à travers le couvent.  Si les plaisirs des enfants étaient ceux de la découverte et de l’aventure, pour leur mère il en allait autrement.  Une jouissance particulière dans ce cadre sinistre la tenait.  L’atmosphère de ce qui avait été travaillait son l’imagination et conduisait la romancière vers la création littéraire.
« …je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique…je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus licencieux qu’ils avaient durant des siècles, séparés de la vie humaine…ces âmes jetées…comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares…j’aurais voulu réanimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes…la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance…chrétien du moyen âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle…des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie ou la notion de perfectibilité des masses n’était point possible aux individus.  Mais le chartreux du dix-neuvième siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’Eglise, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus que dans sa chartreuse une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévôts, des paysans et des femmes…. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’Eglise romaine dans cet homme…Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé ; car sa vie entière eût été un odieux mensonge…C’est l’image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte ou de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse que j’avais devant les yeux comme un enfer… »

Et pendant ce temps, Chopin malade, toussait toujours plus.  En vain, s’acharnait-il à la mise au point de ses préludes.  Faute d’un bon piano, le musicien ne pouvait vérifier l’harmonisation.  George débordante d’activités, Chopin se sentait seul.   Seule, la présence de son amante et des enfants le tirait de la torpeur dans laquelle insensiblement,  il s’enfonçait.

« le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes…au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec mes enfants, je le trouvais à dix heures du soir, pâle devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur la tête.  Il lui fallait quelques instants pour nous reconnaître…Il faisait ensuite un effort pour rire, et il nous jouait des choses sublimes qu’il venait de composer… »

Une semaine après leur installation dans la chartreuse, le piano tant attendu, arriva dans l’île.  Soulagé par la nouvelle, Chopin reprit un peu courage.  Mais l’instrument se trouvait sous douane.  George et Maurice se rendirent à Palma.  Les douaniers pour les laisser emporter le piano réclamaient  non seulement des droits de douanes très élevés, mais encore un droit d’entrée, au tarif majorquin, bien sûr.

« Pour un piano que nous fîmes venir de France, on exigeait de nous sept cents francs de droit d’entrée ; c’était presque la valeur de l’instrument.  Nous voulûmes le renvoyer, cela n’était point permis ; le laisser dans le port jusqu’à nouvel ordre, cela est défendu ; le faire passer hors de la ville (nous étions à la campagne), afin d’éviter au moins les droits de la porte, qui sont distincts des droits de douane, cela était contraire aux lois ; le laisser dans la ville, afin d’éviter les droits de sortie, qui sont autres que les droits d’entrée, cela ne se pouvait pas : le jeter à la mer, c’est tout au plus si nous en avions le droit. »

Furieuse, mais ne voulant pas décevoir le malheureux malade, elle se rendit chez Fleury.  Le brave Consul promit son aide.  La pluie recommençait.  Elle tombait sans cesse, George et Maurice mirent sept heures pour parcourir les quelques lieues qui séparent Palma de Valdemosa.  Trempés jusqu’aux os, ils arrivèrent, à une heure avancée de la nuit au monastère.  Chopin torturé par l’inquiétude et l’angoisse leur sembla avoir soudainement perdu la raison.

«  Nous l’avions laissé bien portant ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets nécessaires à notre campement.  La pluie était venue, les torrents avaient débordé…nous arrivions en pleine nuit, sans chaussures…à travers des dangers inouïs.  Nous nous hâtions en vue de l’inquiétude de notre malade.  Elle avait été vive en effet…il jouait une admirable prélude en pleurant.  En nous voyant entrer, il se leva et jeta un grand cri, puis il nous dit d’un air égaré et d’un ton étrange : «  Ah ! je le savais bien, que vous étiez morts ! »
Pharmacie de la chartreuse.

Puis, il reprit ses esprits.  Séchée et réchauffée, George lui raconta les difficultés auxquelles elle s’était heurtée pour dédouaner le piano.  Chopin, déçu, se mit en colère.  Il se disait victime du mauvais sort.  La fatalité s’acharnait sur lui.  Il lui était impossible de lutter contre le destin.  Et la vie reprit son cours dans la monotonie des jours gris et pluvieux.  Noël passa. Chopin reçut une lettre qui ne le réconforta pas.  Réclamations de créanciers, inquiétude au sujet de l’achèvement des Préludes.  Le piano n’arrivait toujours pas et aucunes nouvelles de Fleury.  Chopin devenait de plus en plus sombre.  Le ravitaillement devenait de plus en plus difficile.  Certains jours ils se trouvaient fort dépourvus.



« …je connus pour la première fois de grands chagrins pour des petites contrariétés, la colère pour un bouillon poivré ou chipé par les servantes, l’anxiété pour un pain frais qui n’arrivait pas, ou qui était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d’un mulet.  Je ne me souvient certainement pas de ce que j’ai mangé à Pise ou à Trieste, mais je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’arrivée du panier aux provisions à la chartreuse.  Que n’eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux à offrir à notre malade !  les aliments majorquins, et surtout la manière dont ils étaient apprêtés, quand nous n’y avions pas l’œil et la main, lui causaient un invincible dégoût.  Dirai-je jusqu’à quel point le dégoût était fondé ? un jour qu’on nous servait un maigre poulet, nous vîmes sautiller sur son dos fumant d’énormes maîtres Floh (des poux)… »

On approchait de la mi-janvier. Toujours torturé par le besoin d’argent et pour désintéresser ses créanciers, Chopin s’était obstiné malgré sa fièvre à terminer ses Préludes.  Une fois ces dettes réglées, il ne lui resterait plus rien.  Il lui fallait donc surmonter la maladie et continuer sans relâche à travailler.  Produire d’autres œuvres.  Leurs ventes lui rapporteraient l’argent nécessaire non seulement pour vivre ,mais encore pour pouvoir quitter ce pays hostile.  Le séjour à Majorque lui devenait de plus en plus pénible.  Egalement hanté par le soucis d’argent, George avait activé la conclusion de Spiridon.  Le 15 janvier, elle pouvait finalement envoyer à Buloz la fin du roman.
Grâce aux démarches de Fleury, le piano fut dédouané et transporté à la chartreuse à la fin de la troisième semaine de janvier.  Soulagé et heureux, Chopin prit enfin place devant le clavier de son piano tout neuf.

«Le pianino…remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule d’un son magnifique. »

A suivre…

Piano de Chopin.









mardi 5 juillet 2011

Vacances majorquines - 1ere partie

George Sand.
« …J’ai …une cellule, c’est-à-dire trois pièces et un jardin plein d’oranges et de citrons, pour trente-cinq francs par an, dans la grande Chartreuse de Valdemosa ! »

George Sand.



Les deux amants étaient arrivés à Majorque.  Il faisait chaud et un magnifique soleil inondait la ville et le port de Palma en ce mois de novembre 1838.  Ils avaient quitté Paris, quinze jours auparavant, par un temps extrêmement froid. 

George Sand et Frédéric Chopin s’étaient rencontré, chez Marie d’Agoult, deux ans plus tôt.

« …Elle me regardait profondément dans les yeux…mon cœur était pris… »

Ils devinrent amants.


Frédéric Chopin.
 
Lasse de sa vie partagée entre Nohan et Paris, George Sand, manquait de temps pour écrire, et pour s’occuper de ses enfants.  Elle décida de voyager avec eux.  La santé fragile de sa fille, Solange et de son fils, Maurice, souffrants tous deux de « rhumatismes cardiaques », l’inquiétait.  Pour ne pas devoir passer un nouvel hiver dans le froid du Berry, la romancière songea au bienfaisant soleil de l’Italie.
Cependant il y avait Frédéric.  Le musicien avait éprouvé l’hiver précédent un sérieux refroidissement, auquel il n’avait  pas vraiment porté attention.  Chopin ignorait qu’il présentait les premières manifestations de la tuberculose pulmonaire qui devait l’emporter douze ans plus tard.  Il toussait continuellement, et sa constitution déjà fragile et délicate, s’affaiblissait rapidement.  Malgré cela, il continuait à mener une existence épuisante qui le détruisait lentement. 

«  Chopin tousse avec une grâce infinie »  (Marie d’Agoult)

A cette époque, en France, la tuberculose était encore inconnue, on lui donnait d’autres noms.  Parmi les remèdes, on conseillait aux malades d’aller passer l’hiver dans des régions au climat tempéré.  Quand il apprit l’intention de son amante, de voyager dans ces régions, il insista pour l’accompagner.  Elle accepta sur l’insistance d’amis communs.  Ses amis espagnols, la persuadèrent d’abandonner l’idée de l’Italie au profit de l’Espagne.  Ils conseillaient en particulier les îles Baléares.  La douceur du climat de Majorque, son charme, sa poésie, l’hospitalité traditionnelle de ses habitants, et surtout le coût bon marché de la vie, désignaient cette île , tout naturellement comme destination hivernale.

La découverte d’une île encore si peu connue, entre ses enfants et Frédéric, n’était pas pour déplaire à George.  En plus, cette fugue amoureuse loin des yeux du monde évitait le scandale.  D’un commun accord, Frédéric et George voyageraient séparément. Ils se retrouveront à Perpignan.  George et les enfants quittèrent Paris le 18 octobre 1838.  Ils arrivèrent au rendez-vous, le 30 et Frédéric, le 31.  Passés en Espagne, ils embarquèrent tous, à Barcelone, le 7 novembre.  Un vapeur les conduisit à Majorque où ils arrivèrent le lendemain.

Maurice Sand.


A l’arrivée, sur le port, George Sand s’était informé d’une auberge.  Mais personne ne semblait la comprendre.  Peu patiente de nature, elle laissa son ami et les enfants sur place.  Elle s’engouffra dans les rues, se perdit, frappa aux portes avec l’espoir de  trouver une auberge.  En vain ! Partout, elle se heurta à l’indifférence des Majorquins.  En colère, elle considéra comme idiots les habitants de l’île.  Assez rapidement, elle se rendit à l’évidence : il n’y avait pas d’auberges à Palma !
Enfin, après d’interminables discussions et de recherches, elle eut la chance de découvrir deux petites chambres au-dessus de l’atelier d’un tonnelier.  La romancière ne décolérait pas.

«  A Palma, il faut être recommandé et annoncé à vingt personnes des plus marquantes, et attendus depuis plusieurs mois, pour espérer ne pas coucher en plein champ…Les étrangers sont bien heureux de trouver chacun un lit de sangle avec un matelas…rebondi comme une ardoise, une chaise de paille, et, en fait d’aliments, du poivre et de l’ail à discrétion…malheur à qui n’est pas content...la plus légère grimace que vous feriez en trouvant de la vermine dans les lits et des scorpions dans la soupe vous attirerait le mépris le plus profond et soulèverait l’indignation universelle contre vous. »

Mais ils ne pouvaient songer à demeurer là.  Dès le lendemain, George Sand se présenta accompagnée de ses enfants à toutes les personnalités de la ville.  En dehors des étrangers qui l’accueillirent fort courtoisement, la bonne société locale ne lui réserva qu’un accueil distant.
Rapidement, la médisance se répandit : Qui était-elle ?  Que venait-elle faire ici ?  Une femme accompagnée de deux enfants, d’un musicien et d’une femme de chambre, étrange non ?  Et puis, ces braves gens découvrirent que c’était une femme qui faisait des livres !  Monstruosité ! elle signait d’un nom d’homme : George Sand ! et sa fille habillée comme un garçon !  Aussi aucune personne de bien ne voulut fréquenter cette Française scandaleuse.  Les femmes la fuyaient comme la peste.  Pendant toutes ses visites, la Pestiférée ne manquait pas de faire part de ses difficultés à trouver un logement.  Elle ne trouva d’aide nulle part.

« …il était impossible de trouver dans toute la ville un seul appartement qui fut habitable…un appartement à Palma se compose de quatre murs absolument nus, sans portes ni fenêtres.  Dans la plupart des maisons bourgeoises, on ne se sert pas de vitres, et, lorsqu’on veut se procurer cette douceur, bien nécessaire en hiver, il faut faire les châssis.  Chaque locataire, en se déplaçant…emporte dons les fenêtres, les serrures, et jusqu’aux gonds des portes.  Son successeur est obligé de commencer par les remplacer, à moins qu’il n’ait le goût de vivre en plein vent, et c’est un goût fort répandu à Palma.  Or il faut au moins six mois pour faire faire non seulement les portes et fenêtres, mais les lits, les tables et les chaises, tout enfin, si simple et si primitif que soit l’ameublement.  Il y a fort peu d’ouvriers, ils ne vont pas vite…il y a toujours une raison pour que la Majorquin ne se presse pas…et si vous avez attendu six mois, pourquoi n’attendriez-vous pas six mois de plus ?  Et si vous êtes pas content du pays, pourquoi y restez-vous ?  »


Pendant les recherches de George Sand, Chopin restait seul.  Confiné dans sa chambre, l’artiste se morfondait et rêvait musique… Pour toute musique, il entendait celle des coups du marteau joyeux du tonnelier du dessous !  

Après quatre jours de vaines recherches, notre héroïne reçut un mot de Fleury.  Le Consul de France lui avait enfin trouvé un logement convenable. 



SO’N VENT

Le 15 novembre, ils furent tous debout dès l’aube.  Les grosses malles, les lourdes caisses de livres et les sacs furent rapidement chargé dans les voitures.  George Sand, Frédéric Chopin, les enfants et Amélie, la femme de chambre s’entassèrent tant bien que mal dans l’une d’elle.  Gaiement et cahotant, la petite troupe s’ébranla vers sa nouvelle résidence campagnarde.

« c’était la villa d’un riche bourgeois…Elle était meublée comme toute les maisons de plaisance du pays.  Toujours les lits de sangle ou de bois peint en vert, quelques-uns composés de deux tréteaux sur lesquels on pose deux planches et un mince matelas : les chaises de paille ; les tables de bois brut ; les murailles nues bien blanchies à la chaux… »

La température était agréable et le paysage ravissant.  Malgré cela, Chopin s’inquiétait de ne pas voir arriver son piano. Sans cet instrument, il  ne pouvait travailler à ses « Préludes ». 

« je rêve musique mais je n’en fais pas – parce qu’ici on n’a pas de piano…c’est un pays sauvage sous ce rapport »

Et George Sand de rajouter : « …c’est un pays en arrière de trois cents ans au moins… »

Majorque-cap de Fromentor.

Malgré un regain de santé apparent que semblaient lui avoir procuré les plaisirs du voyage, les promenades, dans l’île, sur des chemins impossibles avaient épuisé le grand musicien.  La terrible maladie poursuivait inexorablement son chemin.  Quoiqu’il n’en voulut rien dire, Frédéric s’ennuyait.  Il n’aimait pas la campagne et le trop grand silence de leur nouvelle résidence lui pesait.  Sans piano, seul véritable confident de ses sentiments intimes, Chopin se sentait égaré.
Un peu maternelle, Frédéric avait six ans de moins qu’elle, George Sand réussit à lui louer un piano.  L’instrument se trouvait dans un piteux état, mais il jouait. Ce fut pour le compositeur un grand réconfort.  En dépit de la mauvaise qualité du piano, il put  travailler à ses « Préludes ».  Cependant sa santé continuait à se détériorer, depuis une quinzaine de jours, il toussait beaucoup et la fièvre ne le quittait pas.  Infatigables, George et les enfants continuaient à courir la contrée.  Un matin de décembre, Chopin céda aux instances des enfants, le soleil qui naissait promettait une belle journée.  George lui assurant que le grand air lui ferait le plus grand bien, il accepta de les accompagner dans leur excursion.  Soudain, alors qu’ils se trouvaient en pleine campagne, une forte averse de pluie glaciale, les assaillis.  Trempés jusqu’aux os, tous durent battre précipitamment en retraite vers la maison.  Chopin, transi, tremblant de fièvre, toussant et complètement à bout de résistance, s’alita.  La saison des pluies venait de commencer.

« Nous étions depuis trois semaines à Establiments, lorsque les pluies commencèrent.  Jusque là nous avions eu un temps adorable…mais tout à coup, après des nuits si sereines, le déluge commença…toutes les fleurs des arbres étaient tombées, et la pluie ruisselait dans nos chambres mal closes…la maison devint inhabitable.  Les murs en étaient si minces que la chaux…se gonflait comme une éponge…cette maison sans cheminée était sur nos épaules comme un manteau de glace… »

La pluie et l’humidité qui en résultait n’étaient pas faites pour améliorer la santé de Chopin.  Son état s’aggravait de jour en jour.
Malgré les visites de différents médecins, tous aussi impuissants qu’incapables, Chopin toussait de plus en plus, les mouchoirs dont il se couvrait la bouche se teintaient de sang.

« …trois médecins – les plus célèbres de l’île – m’ont examiné ;  l’un a flairé mes crachats, l’autre a frappé pour savoir d’où je crachais, le troisième m’a palpé en écoutant comme je crachais.  Le premier a dit que j’allais crever, le deuxième que j’étais en train de crever, le dernier que j’étais crevé déjà… »

Ne pouvant compter sur l’aide de la médecine, George Sand, seule, résolut d’agir.  Elle décida de supprimer le brasero de la chambre du malade.  Les émanations de ce chauffage lui paraissaient être responsable de la toux de Chopin.  Elle partit pour Palma espérant trouver un mode de chauffage moins archaïque.  Elle n’en trouva pas.  Elle commanda, alors, chez un forgeron, la réalisation d’une cheminée à la prussienne.  Devant l’incompréhension et l’ahurissement du bonhomme, elle dessina elle-même le plan.  A Palma, George trouva chez le consul de France, une lettre de son éditeur.  Buloz, angoissé, demandait à la romancière l’envoi de la fin de « Spiridon ».  Il tombait mal, le pauvre Buloz, avec son « Spiridon », elle avait pour l’instant bien d’autres chats à fouetter.  Un instant, elle eut l’envie d’envoyer l’importun éditeur à tous les diables.  Et puis se souvenant malgré tout qu’elle dépendait uniquement de lui et de son bon vouloir quant à l’argent, elle se résigna à attaquer la fin de la rédaction de ce roman.  Elle travailla plusieurs nuits de suite.  Dehors, il continuait à pleuvoir.  L’humidité à l’intérieur de la maison progressait.   La santé et le moral de Chopin ne s’améliorait pas.  La situation ne pouvait pas s’éterniser, elle devait trouver une solution.

Un logement plus sain et plus confortable où Chopin et les enfants échapperaient aux maladies.  Lors des premiers jours à Palma, George avait visité un monastère, la chartreuse de Valdemosa. 

« La chartreuse de Valdemosa contenant tout juste , suivant la règle des Chartreux, treize religieux, y compris le supérieur, avait échappé au décret qui ordonna, en 1836, la démolition des monastères contenant moins de douze personnes en communauté ; mais comme toutes les autres, celle-ci avait été dispersée et le couvent supprimé.  C’est-à-dire considéré comme domaine de l’Etat.  L’Etat majorquin, ne sachant comment utiliser ces bâtiments, avait pris le parti, en attendant qu’ils achevassent de s’écrouler, de louer les cellules aux personnes qui voudraient les habiter.  Quoique le prix de ces loyers fût d’une médiocrité extrême, les villageois de Valdemosa n’en avaient pas voulu profiter, peut-être à cause de leur extrême dévotion et du regret qu’ils avaient de leurs moines, peut-être aussi par effroi superstitieux. »
Valdemosa.

Attirée par le romantisme, par le cadre grandiose et la solitude de ce monastère, George entrevit là un endroit idéal pour travailler et rêver.  L’écrivain conclut sur-le-champs la location d’une cellule.

La cellule à la chartreuse avec ses murs bien épais et moins humides demeurait toujours à sa disposition.  Mais on ne pouvait songer à faire une telle route sous la pluie battante.  Elle s’ouvrit à Chopin de ses réflexions.  Le musicien trop malade pour prendre une décision s’en remit totalement à George.
Le lendemain, accompagnée de son fils, elle retourna à l’abbaye de Valdemosa.  Ses efforts, cette fois-ci, furent couronnés de succès. 

« un autre miracle se fit et nous trouvâmes un asile pour l’hiver.  Il y avait à la chartreuse de Valdemosa un Espagnol réfugié qui s’était caché là pour je ne sais quel motif politique.  En allant visiter la chartreuse, nous avions été frappés de la distinction de ses manières, de la beauté mélancolique de sa femme, et de l’ameublement rustique et pourtant confortable de leur cellule.  La poésie de cette chartreuse m’avait tourné la tête.  Il se trouva que le couple mystérieux voulut quitter précipitamment le pays, et qu’il fut aussi charmé de nous céder son mobilier et sa cellule que nous l’étions d’en faire l’acquisition…tant les objets de première nécessité sont rare, coûteux et difficiles à rassembler à Majorque. »

Cependant, les choses n’allait pas s’arranger aussi facilement.  La visite du dernier médecin ne fut pas sans conséquence.  Ayant diagnostiqué tous les symptômes d’une phtisie pulmonaire chez Chopin, il s’était empressé, comme la loi espagnole le prescrivait, de déclarer le cas à l’Alcade local.  L’Espagne appliquait alors, avec rigueur cette loi contre les maladies contagieuses.  Par elle, les médecins espagnols pouvaient dresser contre le malade un redoutable arsenal administratif et judiciaire. 
Gomez, le propriétaire, informé, qu’il hébergeait un phtisique contagieux dans sa maison, adressa à George l’injonction de quitter immédiatement les lieux.
 
« Un matin…nous reçûmes une lettre du farouche Gomez qui nous déclarait, dans le style espagnol, que nous tenions une personne, laquelle tenait une maladie qui portait la contagion dans ses foyers, et menaçait par anticipation les jours de sa famille, en vertu de quoi il nous priait de déguerpir de son palais dans le plus bref délai… »

Que faire ?  Les Espagnols occupait toujours la cellule promise, Chopin n’était pas en état de voyager.  Cette mise en demeure, les mettait tous à la rue.

« le bruit de notre phtisie s’était répandu instantanément, et nous ne devions plus espérer de trouver un gîte nulle part… »

Mais ce n’était pas tout.  Outre l’évacuation immédiate des lieux, Gomez exigeait un dédommagement exorbitant pour la remise en état de la maison.  Le remplacement du linge et des objets dont le malade s’était servi.  Ces exigences s’avérèrent financièrement catastrophiques pour George.  Chopin était presque sans le sou.  Elle alla demander conseil au consul de France.  Elle lui exposa le problème.  Fleury la dissuada d’engager un procès contre Gomez, elle perdrait à coup sûr.  Il l’engagea donc à payer ce qu’il exigeait.  Pour le logement, il lui proposa l’hospitalité de son appartement à Palma.

Le lundi 10 décembre, ils débarquèrent chez Fleury qui les réconforta de son mieux.
Cinq jours après,  le 15 décembre 1838, George Sand et Frédéric Chopin, Solange et Maurice et la bonne Amélie arrivèrent à la chartreuse de Valdemosa.
A suivre … 



Majorque.