Ferdinand
VII, prisonnier en France, faisait propager en Espagne et
particulièrement à Madrid, des libelles. On voulait, à Bayonne,
déclarait-il, lui arracher ses droits. Il était l’objet, là-bas,
de violences brutales ; mais son peuple devait savoir qu’il
opposait aux ennemis de l’Espagne, une résistance héroïque ;
enfin ses sujets apprendraient plutôt sa mort que sa soumission à
la volonté des Etrangers. C’était la bonne manière d’exalter
en sa faveur la multitude de la capitale. Ces écrits excitaient au
plus haut point les passions. Quant à la junte, elle dissimulait
ses sentiments. Elle affectait une grande déférence envers Murat
mais restait dévouée à Ferdinand et attendait ses ordres. Elle
était prête à s’exiler, à proclamer la royauté légitime et à
provoquer un soulèvement national et pour finir à déclarer la
guerre à l’usurpateur. En attendant, cette assemblée continuait
à travailler avec Murat.
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Napoléon et ses conseillers à Bayonne |
Devant
le refus de Ferdinand VII de renoncer à la couronne
qu’il avait arrachée à son père, Napoléon demanda qu’on lui
envoie tous les membres de la famille royale restés à Madrid. Il
recommanda en même temps de préparer les esprits à un changement
de dynastie et de communiquer au gouvernement et au conseil de
Castille la protestation de Charles IV. Protestation qui devait
réduire à néant la royauté de Ferdinand VII, sans pour autant
rétablir celle de Charles IV.
L’un
des membres de la famille royale, le jeune infant don Francisco,
était placé à cause de son jeune âge sous l’autorité de la
junte. La junte devinait bien l’intention de ces départs :
l’enlèvement des derniers représentants de la monarchie
espagnole. Pour discuter de la situation, elle se réunit dans la
nuit du 30 avril au 1er
mai. La séance fut fort agitée. Quelques-uns voulaient qu’on
s’opposa à ces départs. Ne pas céder à l’ordre de l’empereur
et résister ouvertement par la force si nécessaire. Le ministre de
la guerre O’Farril exposa la situation de l’armée. L’armée
désorganisée, dispersée au Nord de l’Europe, au Portugal et sur
les côtes, ne présentait à Madrid qu’une force de trois mille
hommes, pas plus. Les plus excités voulaient qu’on y joignîsse
le peuple armé de couteaux et de fusils de chasse. La majorité
opina pour qu’on répondit à Murat par un refus voilé, évitant
toutefois de provoquer un affrontement direct. A côté de la junte,
une réunion plus secrète encore, de patriotes, mécontents de ce
qu’ils appelaient la faiblesse de la junte, voulaient empêcher le
départ du reste de la famille royale par tous les moyens possibles.
Ces mécontents encourageaient le peuple à haïr les Français.
Celui-ci, du reste, n’avait pas besoin d’être excité, les
Français ne lui inspirait aucun respect. Déjà, des environs, des
paysans armés de leurs fusils et de leurs coutelas étaient accourus
à Madrid. Comme des matadors face au taureau dans l’arène, ils
s’habituaient à braver des yeux les Français, avant de les
combattre. Quelques uns, fanatisés par les moines, commettaient
d’affreux assassinats. Un homme avait tué à coups de couteau
deux soldats et blessé un troisième, sous l’inspiration disait-il
de la sainte vierge. Le curé de Caramanchel, village aux portes de
Madrid, avait assassiné un officier français. Murat avait fait
punir exemplairement les auteurs de ces crimes, mais la haine qui
commençait à naître ne s’apaisait pas, que du contraire.
Le
dimanche 1er
mai attira dans la capitale beaucoup de gens de la campagne. Des
visages hostiles et fermes se mêlaient à la foule nombreuse qui
encombrait les différentes places de Madrid. A la Puerta del Sol,
grande place du centre de Madrid, une foule épaisse se faisait de
plus en plus menaçante. Murat y envoya quelques centaines de
dragons, dont l'aspect redoutable et farouche dissipa
cette multitude et l’obligea à se tenir
tranquille…provisoirement...
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Murat |
Murat,
auquel la junte avait communiqué son refus fort adouci, répondit
qu’il se passerait de leur avis - La reine d’Etrurie et l’infant
don Francisco partiront conformément aux désirs de l’empereur -
Déclaration à laquelle on n’opposa pas de réplique. Le
lendemain en effet, dès huit heures du matin, les voitures de la
cour stationnaient devant le palais. La reine d’Etrurie se prêtait
très volontiers à ce départ. Quant à l’infant don Francisco - le bruit courait aux portes du palais - il versait des larmes.
Cette rumeur, répandue de bouche en bouche, produisit une vive
agitation parmi les nombreux curieux qui attendaient devant le
palais.
Tout
à coup,
sur la place, arriva au trot rapide de son cheval, un aide-de-camp de
Murat. Le généralissime l’envoyait complimenter les membres de
la famille royale au moment de leur départ. L’uniforme français provoqua dans la foule des cris de colère.
Des pierres volèrent en direction de l’aide-de-camp. On se
préparait déjà à égorger l’officier, lorsqu’une douzaine de
grenadiers de la garde aperçurent le tumulte. Les soldats se
jetèrent baïonnette en avant au plus épais de la foule, et
dégagèrent l’aide-de-camp malmené. Comme à Aranjuez, quelques
coups de fusil donnèrent le signal du soulèvement général. De
toutes parts une fusillade violente commença à se faire entendre.
Exaltée et furieuse, la population se précipita sur tout ce qui
portait un uniforme français. Ceux qui tombèrent entre ses mains
furent massacrés avec une horrible férocité. D’autres plus
heureux, durent la vie à l’humanité de certains, qui les
cachèrent dans leur maison au péril de leur vie.
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Au
premier bruit, préparé à l’émeute, avec la résolution d’un
général habitué à toutes les situations de guerre, Murat était
monté à cheval et avait donné ses ordres. Il fallait recevoir
énergiquement les révoltés, de manière à leur ôter tout espoir
de résistance. surtout ne pas s’engager dans
l’intérieur de la ville, mais occuper la tête des rues
principales par de fortes batteries et faire goûter aux émeutiers la puissance des
canons. Et partout où la
foule oserait encore se montrer, la faire expirer sous le
sabre des cuirassiers. C’était de cette manière que Bonaparte
avait pratiqué la guerre de rue en Egypte et en Italie.
Murat
avait ordonné aux troupes des camps extérieurs à la capitale
espagnole de s’ébranler pour entrer dans Madrid par toutes les
portes à la fois. Les plus rapprochées, celles du général
Grouchy, établies près du palais de Buen Retiro, devaient se
diriger sur la Puerta del Sol, tandis que le colonel Frederichs,
partant avec les fusiliers de la garde du palais, situé à
l’extrémité opposée, devait se porter à la rencontre du général
Grouchy, vers cette même Puerta del Sol où devaient aboutir tous
les mouvements. Par un autre itinéraire, le général Lefranc,
établi au couvent de San Bernardo, devait aussi y marcher. Au même
instant les cuirassiers et la cavalerie arrivant par la route de
Caravanchel avaient reçu l’ordre d’entrer dans la ville par la
porte de Tolède. Sans le savoir, les révoltés, remplis
d’espérances, se trouvaient déjà pris dans une nasse. Murat, à
la tête de la cavalerie de la garde, se tenait derrière le palais
royal, placé ainsi en dehors des quartiers populaires, il était
libre de se porter partout où besoin serait.
L’action
commença sur la place du palais, où Murat avait dirigé un
bataillon d’infanterie de la garde, précédé d’une batterie.
Un feu de peloton, suivi de quelques coups de mitraille, firent
bientôt évacuer cette place. Le palais et les alentours dégagés, le colonel
Frederichs marcha avec ses fusiliers sur la Puerta del Sol, à la
rencontre du général Grouchy et de ses troupes. Le peuple, malgré
le soutien des paysans, ne tenait pas. On s’arrêtait à tous les
coins de rues pour tirer, puis les maisons étaient envahies pour
faire feu des fenêtres. Les Français suivaient, tuait à coups de
baïonnette et jetait par les fenêtres les révoltés pris les armes
à la main.
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Puerta del Sol (Goya) |
Les
deux colonnes françaises, marchant à la rencontre l’une de
l’autre, avaient
refoulé à la Puerta del Sol, la multitude furieuse. Du milieu de
cette masse, les plus obstinés continuaient à tirer sur la troupe.
Alors, quelques escadrons de chasseurs et de mamelucks de la garde,
pénétrèrent et sabrèrent cette masse. Les mamelukes surtout, se
servant de leurs sabres recourbés avec une grande dextérité,
firent tomber des têtes. Ils semaient ainsi l’épouvante parmi
les révoltés. De cette terrible manière, les cavaliers français
obligèrent la foule à se disperser par toutes les issues restées
encore libres. La foule repoussée se réfugia, une fois encore,
dans les maisons pour tirer des fenêtres. Les troupes du général
Grouchy eurent plusieurs affaires sanglantes à faire dans la rue de
San Geronimo, surtout à l’hôtel du duc de Hijar, d’où
partaient des coups de feux meurtriers. Celles du général Lefranc
eurent à soutenir un combat plus opiniâtre encore à l’arsenal,
où était renfermée une partie de la garnison de Madrid, avec
ordre de ne pas combattre. Des insurgés s’étaient introduit dans
l’arsenal et faisaient feu sur les Français. Cette occupation
forcée obligea, malgré eux, les artilleurs espagnols consignés d’entrer
dans la lutte. Les soldats français, conduits vivement à l’assaut
du bâtiment, entrèrent et débusquèrent les défenseurs. Cet
engagement coûta fort cher aux Espagnols – Pas de pitié - Cette
action rapide et sanglante empêcha le peuple de s’emparer des
armes et des munitions entreposés dans le bâtiment.
Deux
ou trois heures suffirent
pour réprimer cette révolte, et après la prise de l’arsenal, on
n’entendit plus que quelques coups de feu isolés. A l’hôtel
des Postes, Murat avait fait former une commission militaire. Elle
ordonnait l’exécution immédiate de tous les combattants saisis
les armes à la main. Quelques-uns furent, pour l’exemple,
fusillés sur-le-champ, au Prado même. Les autres, cherchant à
s’enfuir vers la campagne, furent poursuivis et sabrés par les
cuirassiers. Tout fut pacifié par la terreur d’une rapide
répression, et par la présence des ministres espagnols O’Farrill
et Azanza, qui accompagnés du général Harispe, chef d’état-major
de Major de Murat, faisaient cesser le combat partout où il en
restait quelque trace. Ils demandèrent aussi, et on leur accorda
sans difficulté, la fin des exécutions ordonnées à l’hôtel des
Postes.
Dans
cette affaire, pour les Français, la junte avait perdu toute
représentativité. Murat
désormais lieutenant du royaume, président de la junte, investi de
tous les pouvoirs de la royauté s’établit au palais royal. Il
occupa les appartements de Ferdinand VII. De là, il écrivit à
Napoléon la relation des événements violents de la journée.
Toute la force de résistance des Espagnols, écrivait-il, s’était
épuisée dans la journée du 2 mai…qu’on n’avait qu’à
désigner le roi destiné à l’Espagne, et que ce roi régnerait
sans obstacle…. »
Commença
alors une sorte d’interrègne commode pour accomplir le projet
d’usurpation du trône d’Espagne par l’empereur des Français.
A
Bayonne, pendant ce temps,
les journées se passaient en débats puérils. Ferdinand VII
écoutant ses conseillers, bien plus courageux que lui, refusait
toujours de céder sa couronne à son père. Napoléon
s’impatientait de plus en plus. Enfin, le 5 mai, un courrier de
Madrid arriva vers quatre heures de l’après-midi au château de
Maracq, résidence de l’empereur.
A
ce moment, Napoléon sortait de dîner. Il se promenait dans le
parc, donnant le bras à la reine d’Espagne, à côté de lui se
tenait Charles IV. L’impératrice Joséphine, les princes
d’Espagne Ferdinand – il n’était déjà plus roi - et Carlos
les suivaient.
Un
officier vint
prévenir l’empereur qu’un officier envoyé par le prince Murat
était arrivé. Suivi des membres de la famille royale d’Espagne,
Napoléon s’avança vers l’envoyé. A haute voix, il lui
demanda « Qu’y
a-t-il de nouveau à Madrid ? ».
L’envoyé, c’était Marbot, qui embarrassé par la présence de la
cour et de « ses invités Espagnols», pensa que Napoléon
serait sans doute bien intéressé d’avoir la primeur des nouvelles
apportées par lui. Marbot eut la prudence de présenter les dépêches en
fixant l’empereur dans les yeux sans répondre à sa question.
L’empereur comprit et s’éloigna, seul, de quelques pas. Au bout
d’un moment, l’empereur demanda que l’on prie Charles IV et
la reine de venir le rejoindre. Tout de suite, à la lecture des
nouvelles, Napoléon avait vu le moyen de produire la secousse dont
il avait besoin pour terminer cette espèce de négociation entamée
avec les princes d’Espagne.
Cette tragi-comédie était à son dernier acte, à présent, le dénouement va apparaître.
Les passions et l’aveuglement des personnages les pousseront
eux-mêmes à la catastrophe dans laquelle ils s’abîmeront tous
ensembles. Et comme prévu, les Bourbons s’aviliront. Piteusement
cette famille d’Atride se déchirera devant l'empereur et sa cour.
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Château de Maracq |
Les
anciens souverains de l’Espagne s’étant avancés seuls vers
l’empereur, celui-ci leur annonça probablement la révolte et le
combat de Madrid, car Charles IV s’approchant vivement de son fils
Ferdinand, lu dit à haute voix avec l’accent de la plus grande
colère : « Misérable ! sois satisfait ;
Madrid vient d’être baigné dans le sang de mes sujets, répandu
par suite de ta criminelle rébellion contre ton père !.... que
ce sang retombe sur ta tête…» La reine se joignant au roi
accabla son
fils des plus aigres reproches et leva même la main sur lui !...
Alors les dames et les officiers s’éloignèrent par convenance de
cette scène dégoûtante, à laquelle Napoléon vint mettre un
terme.
Et
le soir…Mais laissons raconter Napoléon lui-même :
« Je
me suis rendu chez le roi Charles, j’y ai fait venir les deux
princes. Le roi et la reine leur ont parlé avec la plus grande
indignation. Quant à moi, je leur ai dit : « Si d’ici
à minuit, vous n’avez pas reconnu votre père pour votre roi
légitime et ne le mandez à Madrid, vous serez traitez comme
rebelles »
Ferdinand,
qui n’avait pas répondu un seul mot aux remontrances sévères de
ses parents, résigna le soir même la couronne à son père ;
il le fit moins par repentir que par crainte d’être traité comme
l’auteur de la conspiration qui avait renversé Charles IV.
Ferdinand écrivit à Madrid «
la junte suivra les ordres et commandements de mon bien-aimé père. »
Le
lendemain, le vieux roi, cédant à un ignoble désir de vengeance,
par une convention fit à l’empereur l’abandon de tous ses droits
à la couronne d’Espagne, moyennant quelques conditions, dont la
principale lui conférait la propriété du château et de la forêt
de Compiègne, ainsi qu’une pension de sept millions et demi de
francs. En qualité de prince des Asturies, Ferdinand adhéra à la
cession faite par son père à Napoléon. Le prince eut encore la
lâcheté de se désister de ses droits héréditaires en faveur de
l’empereur, qui lui accorda un million de traitement et le beau
château de Navarre, en Normandie
Napoléon
garantit l’intégrité du royaume d’Espagne
et le maintien exclusif de la religion catholique.
Les
affaires étaient finies avec les princes d’Espagne. Ces Bourbons
avaient tendu vers l'empereur des Français leurs mains ouvertes, serviles, ils s’étaient
prosternés devant lui. Napoléon par la ruse, par la force, par
son art de jouer de la sottise et de la corruption des hommes, avait
gagné. Restait, à présent, à réaliser la révolution en
Espagne, et cela restait une autre affaire.
Epilogue
La
journée fatale du 2 mai, devait plus tard avoir en Espagne, un
retentissement terrible. L’impression était profonde, en effet,
chez le peuple de Madrid, et, dans son exagération, il débitait et
croyait qu’il y avait eu plusieurs milliers de morts ou de blessés.
Il n’en était rien cependant, car les insurgés avaient à peine
perdu quatre cents hommes, et les Français une centaine au plus.
Mais comme de coutume, la terreur, grossissant les nombres, donnait à
cette journée une importance morale très supérieure à son
importance matérielle.
On
admet généralement que l’insurrection d’Aranjuez, qui détermina
le renvoi du prince de la paix et l’abdication de Charles IV, porta
le premier coup à l’autorité royale dans les colonies de
l’Espagne. Un monarque absolu, forcé de courber la tête devant
une populace factieuse, insulté par ses sujets, abandonné de ses
gardes, était un spectacle bien fait pour affaiblir au loin, chez
les colons d’Amérique, le sentiment monarchique et le culte de la
royauté ; et, lorsqu’à la suite de ces tristes scènes
arriva l’invasion de la péninsule par Napoléon, la captivité du
monarque, la ruine de la vieille dynastie à Bayonne, ce qui restait
de prestige attaché au nom de l’Espagne s’évanouit dans
l’esprit des Américains, qui, jusqu’alors, croyaient toujours au
grand empire du seizième siècle, la terreur du monde, sur les
terres duquel le soleil ne se couchait jamais. Cette croyance était
l’ange gardien de la mère patrie en perdant cet appui, elle
perdait sa force morale, la seule qui pût tenir en obéissance ses
dix-sept millions de sujets d’outre-mer. Dès ce moment, la perte
de ses colonies devint inévitable.
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