Regard acéré, le goût pour la formule assassine, la plume trempée dans le vitriol, il détaille dans ses Pall Mall, ainsi toute la ménagerie qui s’affaire sous ses yeux. Il contemple les masques que porte la société, ces mêmes masques que dessine James Ensor. Chapeau haute forme, habit ajusté, le Paris de la Belle-Epoque est un bal masqué permanent. « …masques de la comédie italienne…masques de Venise énigmatiques…toute une guirlande grimaçante…il y en avait de charmants et de terribles…masques de guerriers, masques de comédiens et masques de courtisanes… » Des masques qui ne recouvrent que le néant mais qui cachent «…avec la certitude de n’être jamais reconnu, toutes les luxures, tous les vices qu’on soupçonne et tous ceux qu’on ne soupçonne pas ! … ». L’époque pudibonde, qui porte son vice à fleur de peau, rejette la réalité de sa perversion. Et « cette mauvaise langue de Lorrain » qui crie sur les toits ce que tout le monde dit tout bas. Le chroniqueur dénonce l’hypocrisie de la bonne société à sa manière, celle d’un bouffon insolent.
« …tous ces tuyaux de poêle où s’emmanchent les jambes, les bras et le torse d’un clubman étranglé par un carcan de porcelaine blanche…sur tous ces mous et gras visages…de saindoux !...auprès de la banalité des mâles, triomphaient l’extravagance et la vanité des femelles… »
Le Don Quichotte normand prend ses articles pour tribunes. Souligne les travers et les mascarades, rapporte les scandales et ne craint pas de soulever parfois les dessous pas très propres du grand monde. Reçu dans les salons, l’iconoclaste ne se prive pas de dénoncer, dans ses rubriques, ces milieux nantis aux mœurs faisandés protégés par l’argent. Un confrère déclare « …L’homme qui vivait parmi les riches n’en a pas manqué un… », un autre écrit : « …c’est que ce petit monde de détraqués occupe une place en vue et se pose en minorité qui veut faire la loi…c’est contre cette usurpation que Jean Lorrain s’est élevé…. »
« …les gens du monde, mes tristes pareils, comme tout ce qui vient d’eux m’irrite, m’attriste, m’oppresse, leur vide et bruyant bavardage, leur perpétuelle et monstrueuse vérité ; leur effarant et plus monstrueux égoïsme, leurs propos de club ! Oh le ressassage des opinions toutes faites et des jugements appris, le vomissement automatique des articles lus, le matin, dans des feuilles et qu’on reconnaît au passage leur désespérant désert d’idées, et là-dessus l’éternel plat du jour des clichés trop connus…leur idiot contentement d’eux-mêmes, leur suffisance épanouie et grasse, le stupide étalage de leurs bonnes fortunes…l’obésité de leurs cerveaux, l’obscénité de leurs yeux…beaux pantins…comme je comprend les bombes de l’anarchie… ».
On se doute qu’il se gagne ainsi de solides rancunes. Au moindre faux-pas, il risque sa tête. La société se venge de ceux qui ne respectent pas les règles. Ceux qui jouent trop personnel, comme Oscar Wilde, sont ignominieusement mis hors-jeu. On le déteste, Lorrain s’en moque. Il est devenu le chroniqueur le mieux payé de Paris, ses papiers sont autant attendus que redoutés. L’extravagant Lorrain « tortillant sa moustache » reste irrévérencieux, espiègle, farceur. Un soir chez Maxim’s, dix prostituées, ramassées au hasard sur le trottoir, l’accompagnent. Au portier horrifié, il explique que ce sont-là des dames du monde déguisées. Se plaçant alors, à l’entrée du restaurant, d’une voix forte de Monsieur Loyal, Lorrain annonce ces dames : « La môme Poil-dru et ses comparses ! » . Les dîneurs amusés font de la place aux filles. Scandalisées, les demi-mondaines qui tenaient compagnie à ces messieurs se lèvent et quittent l’établissement.
En permanence, le talentueux provocateur cherche le scandale. Devant tous ceux qui ont choisi de cacher leur vice, il a choisi de clamer les siens réels ou imaginaires. Aux yeux de ses ennemis, Lorrain n’est qu’une loupe encrassée de mauvaise qualité. Ses mœurs contre nature, son goût pour la canaille, son dandysme excessif, patchouli, maquillage et drogues, tout cela rejaillit évidemment sur sa parole, sur ses écrits. « Il s’exagère », le mot est balancé par un journaliste. Cette épouvantable démesure qui caractérise Lorrain devient une arme pour ses ennemis. Un autre confrère ne le rate pas : « … nul ne s’entend comme Monsieur Jean Lorrain à faire de grands gestes pour nous révéler en fin de compte de tout petits vices, presque aussi anciens que le déluge. Une tapette dans un verre d’eau ». Le mot amuse.
L’équivoque attire en ce tournant de siècle « …une femme en collégien, le képi sur l’oreille, la poitrine sanglée dans la tunique à boutons de métal… ». Malgré le caractère répressif de l’époque hostile à l’homosexualité, on aime l’androgynie, on nie la distinction, dans la société comme dans l’art en général, des genres et des règnes. Filles-fleurs, sirènes aux corps évanescents, les femmes fatales sont à l’honneur. La mode est encore à la maigreur, au corps sans épaisseur, à la phtisie « …la beauté du 20e siècle, le charme de l’hôpital, la grâce du cimetière… ».
Face éclairée et face d’ombre composent le Paris de Jean Lorrain. Quand il quitte le théâtre, la nuit, Lorrain hante l’envers de la société. Il se plonge dans le « joli ragoût d’épouvante » du bas-ventre de la ville. La « plaie et la guenille » attirent ce Dandy, bâti comme un Hercule. Les bouges crapuleux pour travestis, les bals mal famés des barrières, le fascinent. « …Willie était la dernière des catins. Elle se grisait comme un lad…je la surpris…dans un bal de barrière, attablée en compagnie d’une danseuse du Moulin-rouge, la môme Tomate, une patentée de l’endroit, et payant des tournées de vin chaud à une bande de souteneurs… ». Dans une lettre il écrit : « …quatre jours enivrants…avec tous mes amis les lutteurs, les cambrioleurs, les assassins, les pitres, les souteneurs … ». La journée, il fréquente les gens du monde et leur corruption.
Grand travailleur, Lorrain dort très peu. L’épuisement le guette. Pour se soutenir et maintenir le rythme de son écriture, il use de la drogue.
Les beaux - esprits depuis Baudelaire ne se nourrissent plus, ils se droguent ou font semblant. Les stupéfiants sont devenus des vices à la mode « …Fanny l’éthéromane, remontée tous les matins par un savant dosage de kola et de coca, ne mettait d’éther que sur ses mouchoirs… ». Comme pour les perversions et l’érotisme, l’époque va trouver dans les stupéfiants une nouvelle excitation. Le héros de Huysmans, dans « A rebours » expérimente l’opium, dans « Monsieur Vénus », c’est le hachisch qui est à l’honneur. Jean Lorrain a choisi l’éther, la moins raffinée et la plus dangereuse de ces substances. Lorrain dira au docteur Pozzi, qui le soigne : « …vous savez, l’éther, c’est comme un vent frais du matin, un vent de mer qui vous souffle dans la poitrine…Ah ! après ce que j’ai souffert ! il me semblait que j’avais le corps empli de phosphore et de flamme… ». A suivre…
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