«toute la nuit, d’étranges reptiles à bec de cigogne, des crapauds ailés comme des chauves-souris, puis d’énormes scarabées au ventre entr’ouvert tout grouillant d’helminthes et de vers, des enfants nouveau-nés s’effilant en sangsues, et d’atroces imaginations d’insectes et d’infusoires ont pullulé dans les rideaux de mon lit»
Lorrain est victime de cauchemars provoqués par l’éther. Des êtres réels ou chimériques, déformés par les effets de la drogue, le hantent. Ce monde en marge où la raison se perd, Lorrain le raconte dans les textes étranges de ces contes. Toute sa vie, il écrira des contes où se déploieront un fantastique poétique mêlé aux détails quotidiens. Véritables réquisitoires contre les temps modernes, ces récits déplorent la perte des paradis ténébreux de la littérature.
« …la science moderne a tué le Fantastique et avec le fantastique la poésie…qui est aussi la Fantaisie : la dernière fée est bel et bien enterrée et séchée…un traité de mathématiques spéciales à la place du cœur, des besoins de goret à l’entour du ventre…un mouvement d’horlogerie dans le cerveau, voilà l’homme que nous ont fait les progrès de la science !...tous bâtis sur le même modèle, utilitaires, sceptiques, ingénieurs… » « Ah !le grand Pan est mort…assassins de la Fantaisie avec votre horrible manie d’expliquer tout, de tout prouver…vous la supprimer…la folie, cette dernière citadelle où un homme d’esprit, à terme de patience, pourrait encore se retrancher !...vous l’analyser, vous l’expliquer, la déterminer, la localiser…vous la guérissez au besoin, et par quels moyens ! par l’électricité…vous avez tué le Fantastique…».
Nostalgique, il se réfugie dans l’univers des légendes, dont les personnages empruntés à l’imaginaire émotionnel de l’enfance échappent à la moralité. Ceux-ci, tel un paradis perdu, retrouvent le bonheur. Mais le dénouement est cruel et l’histoire finit mal. Visionnaire pessimiste, Lorrain dénonce ainsi l’hideuse réalité.
« J’ai toujours adoré les contes et, doucement affalé sous le rond lumineux de ma lampe, je me grisais délicieusement du délicat opium de cette histoire de fées, une des plus poétiques visions du conteur Andersen… »
Tapageur en public, profond mélancolique dans l’intimité, il fuit la laideur du temps. Il disparaît dans une recherche de la beauté.
« - il n’y a de vraiment beaux que les visages des statues. Leur immobilité est autrement vivante que les grimaces de nos physionomies. Comme un souffle divin les anime, et puis quelle intensité de regard dans leurs yeux vides ! ».
« oui, Venise me guérirait…je m’y referais une âme, une âme de jadis, une âme somptueuse et de beauté devant les Tiepolo du palais Labia et les Tintoret de l’Académie… »
Dans le domaine du fantastique pur, Hoffmann et Poe sont ses grands maîtres. Comme Poe, avec une situation de départ fort commune, et des personnages tout à fait normaux, Jean Lorrain atteint le fantastique.
« La terreur, c’est surtout de l’imprévu… »
La nuit, la pluie, la neige, quelques mots, un détail, le détour d’une rue, et le récit bascule dans l’irrationnel, dans le cauchemar où le crime, les envoûtements, la sorcellerie et les hallucinations font irruption. Ses nouvelles prennent place dans le Paris de l’époque. Il peint un tableau hallucinatoire d’un Paris 1900 underground.
Si le Fantastique de Lorrain est poétique, il est aussi social. Dans le cauchemar de ses contes, l’univers de « la chair gueuse » est présent. Jean Lorrain n’a pas oublié les « assommoirs » qu’il a beaucoup fréquenté. Il a de la tendresse pour le populaire, pour les damnés de la terre. Il les peint, il témoigne.
« C’est l’heure, où dans les assommoirs incendiés de lueurs crues,…une foule guenilleuse aux yeux caves, vieux ouvriers et jeunes voyous, fraternisent… : dehors, la silhouette inquiète des filles épie, les soirs de paie surtout, où tout homme un peu éméché est bon. Elles sont là, arpentant le trottoir, les yeux charbonnés dans des faces de plâtre, l’air de masques au halo falot des réverbères ; et, de l’autre côté de la rue, ces tas de grosses hardes et ces attitudes résignées, ce sont les femmes légitimes, les mères de ces ouvriers guettés par la débauche, et qui, tristement, peureusement, viennent les attendre au seuil du marchand de vin…et là, dans l’humide et le noir carrefour, font bonne garde, en quête de l’argent de la semaine, déformées, laides et vieillies, pitoyables spectres de la vertu venus disputer le pain des gosses à l’alcool et à la fille. »
« Voilà pourquoi il m’a plu, en plein soleil de la Riviera , dans le fauve et le bleu d’un paysage méditerranéen, à la veille des oripeaux, des paillons et des joies d’une Mi-Carême de Nice, d’évoquer et de faire revivre dans une Histoire de masques la terrible vision de brume, d’alcool et de misère, l’effarante hallucination de révolte et de banlieue parisienne qu’était l’Impossible alibi. »
Le déclin de sa santé ne lui permet plus ses escapades nocturnes. En 1893, il a déjà subi une opération de neuf ulcérations à l’intestin, conséquence de son absorption d’éther. 1900, le clown est fatigué, il est triste. Il meurt peu à peu. Malade, poursuivi par la haine, Lorrain quitte Paris pour Nice.
« …la vérité est qu’il a fui de justes colères et l’explosion de vieilles rancunes et colères attisés avec un art du peintre de portraits…pendant dix ans peintre attitré de l’aristocratie et presque assuré d’une impunité garantie par le crédit de sa clientèle, il a bafoué et ridiculisé cette aristocratie dans ce qui lui tient le plus douloureusement au cœur, dans sa morgue et son hypocrisie… »
Au bord de la méditerranée , il commence une nouvelle existence, enfin il essaye. Sa réputation sulfureuse le poursuit. C’est l’époque de « Monsieur de Phocas » son œuvre maîtresse aux accents déchirés, son chef-d’œuvre, dont André Breton dira : « …œuvre admirable à laquelle je ne vois rien d’équivalent dans notre littérature… ». Ce roman qui porte pour titre le nom d’un empereur byzantin est une anthologie de la décadence. Décors oppressants, orgies, luxure et cruauté y vaporisent leurs envoûtements. Le personnage principal, esthète blasé et pervers confie à son journal intime les engouements et les nausées que lui inspirent son époque. Largement autobiographique, ce livre, qui révèle l’envers de la Belle-Epoque , est un succès. Le peu d’années qui restent à Jean Lorrain, sont entrecoupées de cures, d’amertume et de désillusions. Il écrit encore quelques articles qu’il signe « un cadavre ». Paris l’oublie peu à peu.
Le corps malmené et l’âme surmenée, il meurt en 1906.
Témoin privilégié de son époque, Jean Lorrain a pénétré toutes les couches sociales. De sa province où « la pluie même est une distraction » à la vie parisienne, Lorrain a côtoyé toute une Humanité. Des sommets aux enfers, il fut partout. Rien, ni personne, n’avait de secret pour lui. Son regard perçant et son talent ont permis l’écriture d’une œuvre ramenée des profondeurs de la société et de l’âme. Une œuvre qui possède une vraie valeur artistique et presque sociologique sur cette époque unique et déjà lointaine. Jean Lorrain mérite d’être réhabilité.
J.D.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire